Crise économique persistante : l’éveil de conscience citoyen et panafricain

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Crise économique persistante : l'éveil de conscience citoyen et panafricain
Crise économique persistante : l'éveil de conscience citoyen et panafricain

Je suis Docteur en philosophe et Docteur d’Etat en sociologie. Mes nombreux travaux portent sur les dynamiques sociales, politiques et culturelles au Sénégal en rapport avec le contexte de la mondialisation et les enjeux de souveraineté.

« C’est toujours la jeunesse qui paie pour les différents des vieillards, et j’entends par vieillards les êtres fossilisés, les êtres vieux de cœur, les êtres qui ne veulent que l’argent et le pouvoir ». Julien Green

On assiste depuis plusieurs années et de manière croissante à la montée en puissance de la jeunesse au Sénégal comme dans les autres parties du continent. Ce phénomène porté par une crise économique persistante est caractérisé par un éveil de conscience citoyen et panafricain, mais aussi par un recours à la violence de riposte ravageuse face a un système politique considéré responsable du marasme du pays et de leurs souffrances. L’irruption de cette masse démographique historiquement active va certainement entrainer d’importantes mutations introduites par la mondialisation libérale capitaliste et marquer de manière décisive l’évolution du Sénégal. Déjà les évènements graves du mois de mars 2021 et les mouvements de forte contestation qui ont suivi annoncent une période de troubles. En effet l’enjeu des luttes et des confrontations portent de manière pressante sur la question de la souveraineté réelle du pays et des légitimités politiques qui la fondent.

L’analyse des faits et des discours des jeunes montrent que certains facteurs liés à leurs conditions de vie et à leurs vécus existentiels, ont été déterminants dans leur révolte violente et leur furie destructrice. Ces facteurs se sont accumulés durant des décennies pour déboucher dans les conditions extrêmement difficiles de la pandémie Covid 19, à ces chaudes journées de mars 2021. Ces facteurs enchevêtrés peuvent se résumer en un seul mot, le mal vivre.

Le mal vivre des quartiers dégradés

Le mal vivre se passe dans l’environnement dégradé des quartiers d’habitation[1] insalubres, mal éclairés, privés d’eau courante ou pour se déplacer, il faut passer sur les immondices et sauter les flaques d’eau verdies et puantes des dernières inondations. C’est dans ces zones d’insécurité ou les agressions violentes sont fréquentes, qu’habitent et vivent des centaines de milliers de jeunes travailleurs de l’informel, petits vendeurs à la sauvette, ouvriers, apprentis, artisans, femmes du petit commerce, chômeurs chroniques. Ils y rentrent le soir pour prendre au coin des rues encombrées et dans des gargots, le seul repas consistant dans la journée, en fait une mal bouffe, toujours la même… Fondé, thieré, ndambé, pain au lait.[2]

La vie en promiscuité

La promiscuité familiale dans le logement est très fréquente pour ne pas dire générale, du fait de la taille nombreuse des ménages et d’une sur-occupation des chambres. Certains jeunes ont décrit dormir avec frères et sœurs dans une même chambre que les parents, phénomène courant du mal vivre. L’instabilité matrimoniale avec le taux de divorce élevé en milieu urbain, le nombre sensible de femmes fragilisées par leur statut de chefs de ménage, le mariage tardif des jeunes et la montée du célibat féminin, la féminisation de la pauvreté et les effets déstructurant de la migration clandestine des jeunes, constituent un environnement humain et social défavorable à l’existence quotidienne des jeunes.
Le malaise du passage à l’âge adulte.

En outre, Les transformations biologiques et psychologiques si importantes à cette étape de transition dans la formation de la personnalité juvénile ne sont pas accompagnées ni dans la famille, ni à l’école, encore moins dans les réseaux sociaux. Le malaise du passage tardif à l’âge adulte pèse lourd sur le vécu des jeunes en difficultés d’insertion et dépendants pour beaucoup de leurs parents retraités. Les difficultés d’accès à l’emploi, au logement, au mariage, créent le stress permanent, les frustrations accumulées, le radicalisme.

L’échec d’insertion

Les déperditions scolaires de plus en plus nombreuses dans les familles moyennes et pauvres ont rejeté dans les quartiers denses de la périphérie urbaine une armée de jeunes sans qualification, sans emploi, désœuvrés, sans horizon, des routiers des chimères, des migrants clandestins pour Barsax. La crise a également poussé de nombreux jeunes diplômés des universités et des Institutions supérieurs de formation à venir grossir les rangs des petits boulots et de la débrouille dans la grande banlieue.[3] Ce sont également engagés au front des violentes émeutes, des jeunes diplômés en masters sans emploi, reconvertis en charretiers ou en manœuvres dans les chantiers de construction. Ils exprimaient ainsi leur détermination à changer l’ordre des choses. Mais les politiques sociales et de jeunesse n’ont pas été suffisamment attentives au vécu dramatique et aux conséquences psycho-pathologiques d’une telle situation chez des millions de jeunes des banlieues et des quartiers déshérités.

Les jeunes, nouveaux acteurs politiques

La crise économique et celle du système éducatif, leur exclusion des centres du pouvoir économique et politique, l’érosion de la famille, ont donc produit « la transformation dramatique des jeunes en acteurs politiques ». Les jeunes dont le poids démographique pèse lourd (les moins de 20 ans font 54% de la population), bousculent aujourd’hui l’échiquier social en personnifiant, selon l’expression de Marie Nathalie Leblanc et Muriel Gomez Perez, (2007)[4]« les tensions du présent, les erreurs du passé, les prévisions du futur, les anciens espoirs et les nouveaux défis » ; les jeunes apparaissent comme des « figures ambivalentes dont l’émergence constitue « une menace et une promesse à la fois » menace pour la classe dirigeante, promesse pour la société globale. Les jeunes éprouvent ainsi une frustration accumulée et un ressentiment de rejet pour l’Etat et ses gouvernants. Mamadou Diouf (2002 :263- 265)[5] note : « L’irruption des jeunes dans le champ politique, selon des modalités si violentes, consacre l’investissement dans le présent et le refus de vivre dans le futur selon le schéma de la classe dirigeante. Elle atteste du rejet, par les jeunes des places qui leur sont assignées par le pouvoir politique ».

La jeunesse urbaine des grandes banlieues élabore une critique microsociale radicale à travers la musique Rap, portant sur leur environnement de reproduction sociale immédiate. Des critiques de feu sont lancées contre les valeurs décadentes, l’injustice, les comportements parasitaires, l’hypocrisie familiale et sociale, l’effet dissolvant de l’argent. La musique rap sénégalaise devient le chant profond du pays par son actualité, son contenu idéologique et ses inspirations esthétiques où elle trouve à travers les discontinuités, ses profondes sources africaines. Cette musique traduit ainsi les processus d’homogénéisation en travail dans l’expression multiforme des vécus existentiels. Cette nouvelle réappropriation identitaire s’appuie sur un espace social numérique mondialisé investi de manière créatrice par les jeunes qui renouvellent ainsi de manière renforcée les solidarités associatives. Désormais les jeunes se positionnent en acteurs résolus d’une nouvelle citoyenneté panafricaine.

Quelques enseignements des évènements

Il est impérieux que les dirigeants, à toutes les échelles, tirent les enseignements de ces tragiques évènements et apportent les vraies solutions attendues car la répression la plus violente ne peut venir à bout de la détermination d’une jeunesse révoltée, insoumise. Les données sociologiques et démographiques, l’évolution accélérée des prises de conscience dans le contexte de la mondialisation, ont reconfiguré les rapports politiques de classe au Sénégal, avec une irruption d’une nouvelle force historiquement active, irrépressible, les jeunes. La répression est pour cette raison déstabilisatrice du pays. Le Président Mandela a dit à ce propos, la vérité suivante « la répression détruit les Etats, la tolérance construit les Nations ».

Le Tekki, un besoin d’identité

La crise au-delà de l’emploi au cœur des préoccupations, révèle un problème crucial d’identité chez les jeunes. Le terme Tekki ne se résume pas seulement à un emploi, au travail rémunéré, mais est une construction identitaire avec une dimension sociale de statut, de rôle et de responsabilité à ce stade décisif de la vie. Les jeunes appartiennent à un monde globalisé dont ils sont des animateurs à travers les réseaux sociaux. Ils sont conscients de l’état de l’humanité dans ses possibilités infinies de progrès et ses limites absurdes. Ils sont conscients de leur place grandissante dans la société et de leurs responsabilités de citoyens. Ils aspirent vivre une modernité africaine construite désormais avec eux et pour eux. Ils vivent dans un monde qui leur appartient déjà, mais sur lequel ils n’ont encore aucune prise.

Le besoin d’être écouté et de participer

Les jeunes expriment leurs aspirations à redonner sens et vie à leur existence perdue et à celle de toute la communauté souffrante et brimée dans leurs œuvres artistiques comme la musique Rapp, la sculpture, les fresques murales, les vidéos, la danse, le théâtre, les bandes dessinées, les dessins animés. Ils s’appuient sur les nouvelles technologies et diffusent dans les réseaux sociaux et les plateformes de discussion, leurs idées, opinions, leurs rêves et leur engagement. Mais les dirigeants semblent n’avoir tiré aucun enseignement de ses riches et profonds messages toujours d’actualité. Tous les aspects importants dans ces aspirations doivent faire l’objet de politiques intégrées et inclusives. Il s’agit entre autres, dans les différentes institutions, de rationaliser et de coordonner la synergie dans l’exécution des programmes destinés à la jeunesse. Ces tutelles et institutions doivent être dotées de fonds suffisants et impliquer les jeunes dans la conception, l’exécution et l’évaluation des programmes qui leur sont destinés. Ils se projettent en leaders de l’Afrique dans le proche futur.

Un quartier propre, des logements décents

De nombreux quartiers des banlieues doivent faire l’objet de restructuration. L’accroissement des habitants, la densité de l’occupation du logement, la précarité de vie les transforment en un terreau du mal vivre des jeunes ou le radicalisme se forge et ou insécurité, violences prennent racines. Ce phénomène va s’amplifier sans nul doute dans les prochaines décennies si les facteurs structurels de l’économie extravertie et dépendante demeurent inchangés. Il peut même toucher les agglomérations moyennes et certains gros villages ou s affirment sans qu’on y prête attention, des mouvements amples de frustrations et de revendications liées en particulier à l’enclavement, au manque d’infrastructures et d’équipements sociaux de base.

C’est pourquoi la question de l’habitat et du logement et de l’assainissement nous semble une priorité absolue à résoudre. Il est capital de s’atteler à une politique hardie de l’habitat et du logement. Les Autorités doivent donc, en plus de la construction de nouveaux logements, de l’accès à la propriété pour les jeunes ménages, s’atteler à d’ambitieux programmes de restructuration et d’aménagement des quartiers déshérités pour en faire des espaces équipés et sécurisés et de bien-être, assurant aux populations et aux jeunes le droit à un habitat décent.

Une prise en charge du passage à l’âge adulte

La jeunesse étant constituée des trois étapes décisives de l’enfance, de l’adolescence et du passage à l’âge adulte, les aspects biologiques et psycho sociaux, les aspirations personnelles et existentielles, les pulsions liées à ces délicates transitions de la vie, doivent suffisamment être pris en charge au plan de la culture et de la pédagogie de manière spécifique. Des études et recherches et des politiques ambitieuses complémentaires ou réactualisées sur l’évaluation et la prise en charge, doivent être engagées en réponse aux besoins de santé, d’éducation, de formation et de communication des jeunes.

Entreprendre, avoir un emploi décent

Avoir un emploi décent est crucial pour une masse grandissante de jeunes qui épuisent quotidiennement leurs énergies dans des petits boulots de la débrouille, certains parmi eux ayant même une formation qualifiée. Les jeunes doivent être intégrés dans la production, particulièrement dans l’agriculture et ses différentes filières, dans le vaste secteur de l’artisanat, des petites et moyennes industries soutenues fortement par l’Etat et le secteur privé national en termes de formation, d’innovation, de fiscalité et d’appui à l’accès aux marchés. L’entreprenariat des jeunes doit être conçue dans une stratégie de développement économique intégrée, nationale et régionale, mais pas seulement en termes de financements de projets individuels multiples, morcelés et fragiles à terme.
Implication dans le service civique et dans l’armée.

Les jeunes doivent bien entendu être impliqués massivement dans le renforcement des forces de sécurité militaire et paramilitaire. Ces corps doivent être élargis et absorber une masse plus importante de jeunes. L’enjeu est double. Il s’agit pour le pays de régler le problème préalable au développement, celui d’éradiquer le désordre, l’indiscipline, l’incivisme et d’enraciner la culture de l’effort, du travail et le culte de l’excellence. Les jeunes doivent aussi s’impliquer dans les travaux de génie civil, dans l’encadrement, l’éducation et la mobilisation des populations. Les Autorités doivent offrir la possibilité de carrière aux jeunes dans les forces de défense et de sécurité du pays, d’être parmi les gardiens de la souveraineté nationale, face aux menaces de déstabilisation impérialistes, du terrorisme Jihadiste, des réseaux mafieux de drogue, du grand banditisme.

Un besoin de culture, sport et loisirs

Le sport, les loisirs, les arts et culture doivent être suffisamment développés à la portée des jeunes. Ces derniers doivent bénéficier d’espaces multiculturels de proximité dotés d’équipements leur permettant de pratiquer le sport, les arts, les activités culturelles et de loisirs dans les conditions optimales avec d’ambitieux programmes politiques de participation aux compétitions continentales et internationales. De même tous les jeunes talents dans les sciences et technologies, dans l’entreprenariat doivent être encadrés, l’émulation et l’esprit de compétition entretenus, les inventions soutenues et valorisées, la promotion faite à tous les niveaux. L’objectif est de former dans l’excellence des jeunes citoyens modèles, compétents dans leur domaine, pétris d’amour pour le Sénégal et l’Afrique, leaders et acteurs du progrès social général.

Le volontariat national et panafricain

La dimension de l’engagement des jeunes au panafricanisme doit être sérieusement prise en considération. Le panafricanisme n’est pas un phénomène de mode chez les jeunes, mais une exigence de la mondialisation qui redonne sens aux regroupements régionaux, et pour le continent, à son unité politique et à la réunification de ses espaces économiques et commerciaux. Les jeunes expriment ce sentiment d’une citoyenneté panafricaine à travers les réseaux sociaux, les plateformes d’échanges et de coordination de leurs actions, dans les campus universitaires, dans le Rap et les diverses expressions de l’art et de la culture. Toutes ces initiatives associatives prises par les jeunes eux-mêmes ainsi que les programmes gouvernementaux et non gouvernementaux de volontariat entre pays, doivent être renforcés, organisés afin que les jeunes à l’échelle régionale et continentale se rencontrent, mènent ensemble des activités de développement, de promotion de la citoyenneté, s’imprègnent de la diversité et de la parenté des cultures du continent et innovent ensemble.

Bénéficier d’une éducation morale et spirituelle

La dimension religieuse, morale et spirituelle primordiale doit reprendre pleinement sa place dans toutes les sphères et types d’éducation et de formation pour enraciner les jeunes dans nos Fek baax, les bonnes traditions, les valeurs de vie suprêmes, humanistes héritées du génie culturel africain. Les jeunes doivent ainsi s’endurcir contre les formes perverses de dissolution. Il s’agit en même temps de les armer de sciences jusqu’aux dents selon cheikh Anta Diop, afin qu’ils soient la force principale resplendissante de notre devenir. Elle doit avoir, notre jeunesse, une vision profonde, forte de l’avenir, de ses propres responsabilités à construire son destin, celui de l’Afrique souveraine et unie.
En conclusion

La crise structurelle et amplifiée remet en cause le modèle colonial du développement sénégalais imposé et édifie sur la nature surannée de l’Etat qui le préside. La tension politique cumulative, l’environnement régional d’insécurité, la menace du terrorisme Jihadiste, les convoitises sur un pays nouvellement pétrolier et gazier, aggravent les risques d’instabilité. Si le Sénégal basculait dans la confrontation, le pays deviendrait alors le carrefour des hyènes. C’est pourquoi la tâche historique sans précèdent est la re-conceptualisation politique et culturelle de notre destin collectif. Elle commence par savoir raison garder, par le respect de la Constitution, celui de la séparation et de l’équilibre des pouvoirs, par la justice en toute chose, en tout lieu et en toutes circonstances. En effet et sans aucun doute, l’entière participation citoyenne et l’expression démocratique libre restent la condition incontournable pour conjurer la violence, garantir la paix sociale, rapatrier notre souveraineté confisquée, refonder l’Etat et ses institutions, reconstruire le pays de la Téranga avec sa jeunesse déjà debout.

Youssoupha Mbargane Guissé

[1] Ces questions ont été étudiées de manière approfondie dans l’ouvrage Les familles dakaroises face à la crise Philippe Antoine, Philippe Bocquier, Abdou Salam Fall, Youssoupha Mb. Guissé (1995). Dakar : éd. IFAN/ORSTOM/Ceped.

[2] Bouillie de mil, couscous, sandwich sauce haricots sommairement préparés.

[3] Abdou Salam Fall (2007). Bricoler pour survivre. Perceptions de la pauvreté dans l’agglomération urbaine de Dakar. Paris : éd. Karthala.

[4] Marie Nathalie Leblanc et Muriel Gomez Perez (2007). Jeunes musulmans et citoyenneté culturelle : le retour sur les expériences de recherche en Afrique de l’Ouest francophone, in Sociologie et société, vol. XXIV, n°2, Presses universitaires de Montréal.

[5] Mamadou Diouf (2002). Des cultures urbaines entre traditions et mondialisation, in M.C. Diop (dir.), op.cit., pp.263-265.

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