Un seul être s’en mêle et tout se déglingue. Cinquante-neuf ans après sa mise sur pied institutionnelle, la construction communautaire africaine est essoufflée, peinant à respirer sous le genou, lourd, de celui que, par une méprise historique, les Chefs d’Etat africains ont chargé d’assumer ses destinées au nom d’une présidence en exercice annuelle et tournante qui en est l’un des organes de gouvernance.
Il a donc suffi d’un individu, en l’occurrence Macky Sall, pour non seulement enliser et même changer en désespoir le destin radieux, au départ, de tout un continent. Son élection, voici bientôt dix mois, pour présider l’Union africaine (UA) l’a brusquement sortie de piste, dénaturé son ambition de faire du continent la dernière frontière du développement et y a ensemencé les germes d’une toxicité criminelle qui pousse les pères-fondateurs, du fond de leurs tombes, à se demander ce qui a cloché au point de pervertir en machine décrédibilisée leur grande idée.
Il n’est que de jeter un regard alentour pour savoir qu’il y a en effet de quoi être angoissé face à ces nuages qui s’amoncellent dans le ciel africain. S’en dégage un temps lourd, symbolisé, partout, par des perspectives qui tournent au rouge. Le tableau de bord, à l’arrêt, est hallucinant. Manger et être en sécurité, soubassements de la pyramide de Maslow, ont cessé d’être des acquis, conséquences d’une inflation ayant fini de rendre la vie impossible. Intenable.
Dans la course à la 4ème révolution industrielle, digitale, en l’absence d’une boussole continentale, l’Afrique peine à profiter de ses incontestables atouts. L’Etat démocratique, en passe d’être déchiqueté par les bouchers qui contrôlent son levier à travers toutes les géographies africaines, n’est plus qu’une illusion. La manufacture des fraudes et de la terreur triomphe.
Au même moment, projetant son ombre de loin, une nouvelle mêlée néocoloniale, des Russes aux Chinois, des Français aux Américains, des Allemands aux japonais, s’engage. Les armes et le terrorisme tonnent. Les armées s’agitent, se sentant à l’étroit dans leurs casernes face à l’impéritie et à la malversation continue des pouvoirs civils. On compte sur l’étranger pour se nourrir, y compris en céréales, sans craindre le ridicule de vivre sur de vastes étendues de terres arables -plus de 60 pour cent de celles encore disponibles dans le monde. Les nouvelles maladies se répandent comme un feu de brousse. Les secteurs décisifs du développement, de l’école à la santé, l’agriculture, les femmes, les handicapés, les jeunes, sont marginalisés, malgré les discours redondants. L’Afrique est à la peine. Plus mal partie que ne l’imaginait René Dumont…
Chapeaux de roue
Les vents ont tourné tellement vite qu’on n’en est arrivé à oublier qu’il n’y a guère longtemps on lui prédisait pourtant l’aube d’un temps doux, porteur d’espoirs, et que les plus sceptiques à travers le monde commençaient à revoir leurs classiques pour y scruter l’avenir du monde. Ce revirement est dû certes à des facteurs climatiques et économiques, en plus des conséquences de la guerre en Ukraine ayant cassé les dynamiques de croissance économique ici, mais c’est d’abord à l’intrusion d’acteurs impropres au progrès et à l’éthique, se penchant au chevet du projet communautaire africain, que l’on doit ce soudain reflux.
Tout avait pourtant commencé sur des chapeaux de roue. L’Afrique ne manquait pas de ces leaders sans lesquels, comme l’explique l’auteur de Good To Great, Jim Collins, dans un ouvrage qui souligne à quel point le leadership est central à toute entreprise de construction étatique, en faisant référence à celui incarné par Lee Kwan Yew, celui qui fut à l’origine du miracle Singapourien.
En Mai 1963, la naissance de l’Organisation de l’unité africaine (Oua) avait été accueillie, à son berceau, par ses géniteurs avec fierté. En l’absence encore de femmes aux commandes de quelque pays africain, ce sont des dirigeants masculins dont l’envergure étonnait le monde entier qui sont alors à la fête. Après avoir réussi le tour de force de sortir leurs pays respectifs du joug colonial, ce sont eux, du Marocain Mohamed 5 au Sénégalais Léopold Sédar Senghor, en passant par le Ghanéen, le Rédempteur Kwame Nkrumah, jusqu’au Guinéen Ahmed Sekou Touré, sans oublier l’hôte du sommet fondateur, le Négus Ethiopien, Hailé Sélassié, entre autres, qui avaient réussi la prouesse d’inventer la première organisation politique continentale au monde. Dans leur verve, transcendant les divergences d’approche sur le format du projet, entre fédéralisme immédiat, pour une unité organique, ou confédéralisme, par touches graduelles, selon les cercles concentriques, proposés par Senghor, ils avaient retenu d’y aller par étapes mais en s’entourant de solides garanties.
La plus importante d’entre-elles fut l’adoption du principe de l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation, en se basant sur la norme juridique de l’uti possedetis juris. C’était la sagesse mâtinée d’une dose de pragmatisme qui leur fit comprendre les risques d’une volatilité territoriale au milieu des manœuvres impérialistes toujours perceptibles tandis que la guerre froide ajoutait aux tensions intra et inter-étatiques africaines.
Authenticité
Cette construction africaine était portée par des épaules dont le nationalisme n’avait jamais été mis en doute, malgré l’influence qui s’exerçait de la part de forces extérieures. On a beau critiquer l’Oua mais force est d’admettre qu’avant son remplacement, il y a exactement vingt-ans, par l’actuelle UA, outre l’authenticité de l’engagement panafricain de ses animateurs, elle avait accroché à son tableau de chasse de solides acquis. La libération totale de l’Afrique fut actée, l’apartheid évincé, et, d’une certaine manière, le colonialisme défait en dépit de ses tentatives pour se réinventer sous une forme nouvelle, néocoloniale.
Plus que tout, même si elle fut un projet conçu par des dirigeants plus enclins à une culture monocratique, les dernières années de l’Oua furent celles de sa mutation vers le pluralisme politique, la prise en charge des conflits intérieurs et même l’affirmation d’un droit à l’ingérence dans les affaires intérieures de ses Etats membres, au nom du droit à protéger les populations victimes d’abus de la part de leurs autorités locales.
Tour à tour, au Caire, en Mai 1995, avec l’adoption des mécanismes de résolution des conflits, puis à Alger, en Juin 1999, avec le vote d’une résolution invitant les militaires à retourner dans les casernes en échange d’une gouvernance civile démocratique, prélude à l’instauration de la limitation des mandats à la tête des pays africains, ou encore la marche vers une réinvention du projet continental, avec le remplacement de l’Oua par l’UA, les pas franchis traduisent une évolution vers la maturité de l’Afrique.
C’est dire qu’en créant le 9 Juillet 2002 leur nouvelle Union, les Etats africains avaient des raisons de s’offrir un bain de youyous et de vuvuzelas. Ce re-lifting était le résultat de l’activisme panafricain de l’alors Président Sud-africain, Thabo Mbeki, dont la démarche était motivée par la conviction que l’heure d’une renaissance de u continent était arrivée, comme il en avait tracé les grandes lignes dans sa première grande interview, accordée au prestigieux Financial Times, peu après son arrivée au pouvoir. N’était-ce pas là plus un volontarisme de sa part, une envie d’insuffler un boom psychologique au discours africain, lui fis-je remarquer à Durban le prenant de court, en lui rappelant que son pays continuait de vivre la pire pandémie du sida tandis que l’insécurité et les reculs démocratiques se faisaient jour sur tout le reste du continent.
Qu’à cela ne tienne. L’idée de l’Union africaine était tonifiée par le regain d’intérêt envers le continent que les mouvements de revendication contre son exclusion, dans un contexte de lutte planétaire contre une mondialisation déjà inégalitaire, avait rendue plus impérative. C’est cette lame de fond qui avait justifié qu’un an plus tôt, un sommet du groupe des pays les plus industrialisés, le G7, réuni à Gênes, en Italie, avait accordé une place à l’Afrique en recevant quatre de ses dirigeants, pour leur faire part d’un deal: au continent de résoudre ses conflits, de mieux gérer ses économies et de se démocratiser en échange d’un soutien financier de la communauté financière internationale.
C’est ainsi qu’au moment de la création de l’UA, un nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique (Nepad) avait été convenu. Autant dire que les conditions d’un redémarrage du continent sur des bases nouvelles étaient en place. Le Nepad rêvait de mobiliser sur dix ans environ 700 milliards de dollars (49000 milliards Cfa de l’époque). Le climat ambiant est propice. Un super-cycle des matières premières est en passe de se déclencher avec l’appétit des pays asiatique, Chine en tête. Les pays africains se pointent en tête dans les taux de croissance. Plus personne n’osent reprendre le diagnostic du grand magazine Londonien, The Economist, selon lequel, deux ans tôt, l’Afrique était le continent « sans espoir ».
Pâle copie
Nul, parmi les fondateurs de l’UA, ne s’était inquiété de ce que, comme je le dis à CNN, elle ressemblait étrangement à une pâle copie de l’Union Européenne (UE) tant dans son processus (l’UE, comme l’UA née en remplacement de l’Oua, avait été créée auparavant sur les ruines de son ancêtre, la Communauté Economique Européenne). L’originalité du projet africain avait été jetée avec l’eau du bain. Un mimétisme honteux l’avait remplacée. Même dans la nomenclature des organes de gouvernance, avec l’institution, comme l’Europe, de postes de commissaires, d’une présidence de la commission de l’union, ou encore de l’inclusion de normes de convergences voire de l’importation des autres aspects du projet Européen, sorti des méninges de son dirigeant de l’époque, Jacques Delors.
L’évolution de l’Afrique n’en n’a pas moins été marquée par des avancées, essentiellement facilitée par la course à la réinvention, malgré ses limites, que les mutations déclenchées à la naissance de l’UA avaient générées. Y compris l’adoption en 2013 de l’Agenda 2063 articulé autour d’une cessation des conflits, la construction d’infrastructures physiques, et surtout l’édification d’une zone africaine de libre échange (Zlecaf) destinée à faire de l’Afrique, avec une population d’1, 2 milliards d’habitants le plus grand marché communautaire mondial, d’un produit intérieur brut de 2, 5 mille milliards de dollars, largement courtisé par le reste du monde.
C’est donc au moment où ce cercle vertueux se dessinait que Macky Sall, un homme disqualifié et illégitime, se retrouve à la barre de l’Union africaine et, tel un éléphant dans un magasin de porcelaines, écrase tout sur son passage. Dans leurs tombes, les fondateurs du rêve africain se pincent, mélancoliques, les larmes aux yeux. Comme leurs descendants, ils voient avec peine les mains ensanglantés par les assassinats qu’a supervisés dans son pays, le Sénégal, celui à qui leur idée est maintenant confiée. Leurs sourcils se relèvent à chaque fois qu’ils notent ses coups de canif contre les libertés et la démocratie, ses crimes financiers, ses détournements des ressources naturelles du pays, et d’abord son inclinaison à vouloir faire d’une vieille terre de démocratie une réplique des pires autocraties, qui l’inspirent, en s’inscrivant sur les pays des présidences à vie sur le mode des Vladimir Poutine, Xi Jinping, Denis Sassou Nguessou, Alassane Dramane Ouattara ou encore en se mettant, contre le bradage de la souveraineté de son pays, sous le parapluie de forces néocoloniales, France en tête.
Qui, dès lors, ne voit pas que le projet panafricain est en panne? Les mensonges effrénés de son ministre des Affaires Etrangères, Aïssata Tall Sall, frappée d’apostasie politique, ont beau tenter de produire un bilan fabriqué, que le marché économique aurait sanctionné à l’image des fraudes de la firme Enron, plus personne sur le marché politique n’est dupe. Même pas des tournées virevoltantes d’un Macky Sall dont elle cherche à réinventer l’image. Ses déplacements en Russie pour débloquer les céréales Ukrainiennes ont fait choux blanc, Poutine se réservant le droit de rappeler qu’elles n’ont été libérées que grâce à l’intercession du Turc Recep Taieb Erdogan; ses médiations au Mali, au Burkina ou au Tchad, pour obtenir le soutien à son rêve d’un nouveau mandat politique à la tête du Sénégal, font honte à la jeunesse africaine qui le voit capable de vendre père et mère pour arriver à ses fins anti-démocratiques; ses contradictions le menant à refuser de signer la limitation des mandats voulue par l’Union africaine à seule fin de tenter un énième viol de la démocratie Sénégalaise; ses accointances avec des dealers, en tous genres, y compris de drogue et d’hydrocarbures, pour s’enrichir, en n’hésitant pas à couvrir des escrocs internationaux de la trempe de Frank Timis; ses incursions dans les milieux interlopes de la franc-maçonnerie, de l’homosexualité et de la violence illégitime d’Etat au moyen de milices et nervis qu’il cultive.
Blanchiment
Jusqu’aux marchés d’infrastructures, autour de l’Organisation des Nations-Unies (ONU) ou de l’Union Européenne, il n’est de crimes qui ne l’attire. Voyez le siège Dakarois -à Diamniadio- de l’ONU qu’il a confié à ses prête-noms, Aminata Niane et Madina Tall, ou les projets d’usines de fabrication de vaccins où son entregent véreux le met en partenariat avec le Commissaire Européen, Thierry Breton, et, qui sait, l’époux de la présidente de l’Ue.
Comment peut-on construire l’UA, relancer l’Afrique, avec un type qui a détruit tous les fondements de son pays? Impossible. L’histoire retiendra, demain, plus tard, que le passage de Macky Sall à la tête de l’instance panafricaine fut l’un des moments les plus sombres de son existence. Quiconque, Chef d’Etat, intellectuel, ou africain ordinaire, et partenaire -ou pilleur- extérieur, qui ferme les yeux sur la réalité de sa présidence en exercice, malgré le blanchiment mal fait de sa servante Tall-Sall, vivra pour le regretter. La postérité se chargera d’un bilan à la hauteur du désastre que, d’ores et déjà, il promet d’être, à la différences des héros du panafricanisme, trahis par un être qui a décidément tout détruit sur son passage.
Un jour triste, sombre, une trahison s’incruste dans l’histoire de la construction africaine et c’est en cela qu’avoir donné les clés, même ponctuellement, à un homme qui tue des innocents, vole tout ce qui lui passe sous la main et détruit les acquis les plus remarquables d’une Afrique, que le destin place sur une courbe avantageuse, restera la plus grosse bourde que ses pairs africains inscriront dans leur passif, quand viendra l’heure du jugement de l’histoire.
Ils ont trahi la cause africaine. Macky Sall n’aurait jamais dû être ni Président du Sénégal ni celui de l’Union africaine. Seuls les autruches refusent de le voir tel qu’en lui-même, sinistre énergumène, traitre, hélas, à la barre.
Adama Gaye*, auteur de Demain, la Nouvelle Afrique, (préface et postface des deux Nobel de la Paix, Ellen Johnson-Sirleaf et Jose Ramon Horta), paru aux Editions l’Harmattan, est un ancien détenu politique du régime de Macky Sall, qui vit en exil.
Gaye a consacré en 1987 un mémoire de DESS à la Sorbonne au thème: OUA: Evolutions récentes et Perspectives.